Traduit par Jalal Haddad
Cette semaine commence mal. Les nouvelles des révocations des élus nous sont parvenues : Selçuk Mızraklı, Ahmet Türk et Bedia Özgökçe Ertan, respectivement maires élus de Diyarbakır, Mardin et Van ont été révoqués, et des gouverneurs ont été nommés administrateurs à leur place. Les fondements juridiques des raisons invoquées par le ministère de l’Intérieur sont plus que discutables, mais une fois de plus comme dans le passé, trois grandes villes vont être dirigées par des administrateurs. Les prochains jours nous montreront si d’autres mairies HDP suivent ce même traitement.
C’est une nouvelle amère pour la Turquie, clairement injustifiable de quelque manière que ce soit. Cette politique a été éprouvée dans le passé, et son échec pour l’Etat a été flagrant. Et pourtant ils la tentent une deuxième fois.
Paix ou démocratie, par où commencer ?
La semaine dernière, j’ai traité à trois reprises la question Kurde dans des émissions intitulées « Le Facteur Ocalan », « Si le Pkk dépose les armes » et « Qui peut résoudre la question Kurde ». Suite aux différentes réactions et à l’idée que m’a donné une discussion que j’ai eu avec un ami député HDP ce week-end, je pensais réaliser une émission intitulée « Paix ou Démocratie ? ». Parce qu’il existe un débat en Turquie en général et au sein du HDP en particulier pour savoir si la priorité devrait être donnée à la résolution de la question Kurde, ou si l’on doit plutôt se focaliser sur la démocratisation de la Turquie, ce qui déboucherait inéluctablement à la Paix. Même si cela peut paraître similaire au paradoxe de la poule et de l’œuf, cette question est importante et je vais y consacrer une émission dans les jours à venir.
Les administrateurs : une faillite de la démocratie et de la bonne gouvernance.
Mais à l’heure actuelle, l’on voit bien que les actions de l’Etat sapent ouvertement la démocratie comme la paix. Révoquer des élus quelques mois après leur élection est contraire aux principes élémentaires d’une démocratie. Si ces élus allaient être démis de leur fonctions, pourquoi avoir autorisé leur candidature à l’élection ? Les services de police ne connaissaient-ils donc pas ces personnes ? A cet égard, le profil de l’un d’entre eux, Ahmet Turk est édifiant. Connu de tous, il est en politique depuis de longues années, bien avant Erdoğan. Pourquoi a-t-on alors organisé l’élection ? Les candidats HDP ont remporté ces villes avec une avance confortable. La question qui se pose fatalement est de savoir si l’on respecte le choix démocratique lorsqu’il s’agit des Kurdes.
Le gouverneur de Mardin, nommé administrateur à la place du maire a tweeté avec une célérité déconcertante « Nous voici de nouveau en poste pour Mardin ». Le commentaire à ce tweet de Yildiray Ogur, journaliste à Karar résume bien la situation : « Nous voici de nouveau en poste, après une courte pause démocratique ». Oui, il y’a eu une pause démocratique, et l’Etat a de nouveau écarté d’un revers de la main le choix du peuple, pour reprendre en main le pouvoir. Ou plus précisément, en pensant reprendre en main le pouvoir. Car l’expérience passée nous montre que les administrateurs nommés n’ont rien fait gagner, ni au pouvoir, ni aux administrés. Et lorsqu’on regarde les déclarations faites par les maires élus lors de leur prise de pouvoir dans ces municipalités, ce sont surtout ces administrateurs eux-mêmes qui ont bénéficiés de cette pratique. Enormément de dépenses somptueuses pour leur train de vie avaient été engagées, et ils s’en étaient allés en laissant les caisses vides et endettées. Il est clair que ces administrateurs sont un fiasco total tant dans le domaine démocratique que dans le domaine de la bonne gouvernance. Un fiasco n’ayant pas suffi, on se dirige vers un deuxième.
Retenter les mêmes méthodes éculées : l’impasse d’Erdoğan :.
Mais pourquoi donc ce choix du pouvoir ? Alors que de nombreuses personnes se demandaient si un nouveau processus de paix allait commencer, que certaines prises de contacts avaient été effectuées avec le PYD en Syrie via les Etats-Unis, que les récentes déclarations d’Abdullah Ocalan commençaient à donner de l’espoir à certains, l’Etat a repris sa posture rigide. Il serait possible que cette attitude tende à masquer d’autres prises de positions plus souples, comme par exemple en Syrie. Faucon en Turquie, l’Etat devient plutôt colombe en Syrie vis-à-vis des Etats-Unis.
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Un autre facteur pouvant expliquer ce choix est l’éventualité d’élections anticipées. Mais la raison la plus importante à mes yeux est l’impasse dans laquelle se trouve Erdoğan, incapable de développer un discours, une politique.
Un changement d’atmosphère politique
Revenons un peu à ce qui s’est passé ce weekend. Selvi Kılıçdaroğlu, épouse du leader du CHP Kemal Kılıçdaroğlu a organisé une invitation à l’occasion de l’anniversaire de Basak Demirtaş , épouse de Selahattin Demirtaş . Y ont également participé Dilek İmamoğlu, épouse d’Ekrem İmamoğlu, et la sœur de Selahattin Demirtaş , l’avocate Aygul Demirtaş . Les photos et vidéos de cet évènement ont été diffusées par le CHP et la mairie d’Istanbul. Alors que traditionnellement le CHP optait pour la discrétion concernant ses relations avec le HDP, cette fois ci c’est lui-même qui a assuré la diffusion publique de ces images. Cela demeure a mes yeux la preuve que dans cette ère de la « Toute nouvelle Turquie » le HDP ne sera plus considéré comme une réserve de voix avec qui les relations doivent rester discrètes mais un allié potentiel et fréquentable avec qui l’on discute sans se cacher. Les anciennes pratiques ne seront bientôt plus viables, et le fait que des femmes qui occupent le devant de cette scène rajoute une importance symbolique à cet événement.
Je ne sais pas si la révocation des élus survenue juste après cette photo était imaginée comme une réponse à cette réunion précisément. En revanche je pense qu’elle était une réaction à l’atmosphère mouvante dans le pays, où le rapprochement CHP-HDP prend une dimension publique. Si cette dynamique prend, d’autres partis pourraient la rejoindre, comme par exemple les nouvelles formations qui risquent de partir de l’AKP. Nous voyons qu’une barrière psychologique a été franchie. İmamoğlu en tête, le CHP a condamné ces révocations, le maire d’Izmir Tunç Soyer a déclaré être solidaire des maires déchus.
A vrai dire, ce qui s’est passé dans ces mairies nous montre que les dirigeants actuels de l’ancienne Turquie sont incapables de suivre l’évolution et de répondre politiquement aux besoins de cette « tout nouvelle Turquie ». Même s’il est prudent d’attendre et de voir, il est clair que les premières réactions à ces nominations sont un peu différentes que dans le passé. Nous traversons des moments critiques, et Erdoğan veut absolument emprisonner la Turquie dans une polarisation. Même s’il a constaté que cette stratégie était inefficace au vu des résultats des élections du 31 Mars et du 23 Juin, le leader de l’AKP ne dispose pas de plan B. Pourra-t-il réussir ? Si les acteurs qu’il a face à lui se comportent comme il l’espère, il a des chances de se sortir de cette situation. Je veux dire par là qu’aujourd’hui, la menace terroriste est à un niveau bas, et qu’elle n’est plus une crainte omniprésente comme avant. Cela crée une atmosphère propice au débat politique afin de résoudre cette question. Mais en se raidissant et en prenant des mesures violentes, l’Etat pousse les extrêmes du mouvement Kurde à avoir des réactions du même ordre.
Garder à tout prix le sang-froid
Lors de mes précédentes émissions sur la question Kurde, j’avais évoqué la possibilité que le PKK dépose les armes. Les réactions n’ont bien sûr pas tardées et quelques amis proche du mouvement Kurde m’ont dit après ces révocations : « alors, tu penses toujours qu’il faudrait déposer les armes ? ». Pourtant, ce qu’Erdoğan et Suleyman Soylu ont fait dans ces mairies nous montrent bien que les armes doivent cesser, et que les voies démocratiques doivent être utilisées. Car ces électeurs sont définitivement perdus pour Erdoğan, son intérêt à lui et que les tensions militaires perdurent. Les Kurdes ne voteront pas pour lui, et il a beau dresser des obstacles, ce sont ses concurrents qui gagneront. J’estime qu’une réaction autre que démocratique à ce qui se trame en ce moment est précisément ce qu’Erdoğan cherche. La pratique de révoquer des élus et de nommer des administrateurs à leur place n’est qu’un symptôme de l’incapacité d’Erdoğan à s’extraire de l’impasse dans laquelle il se trouve. Si les Kurdes suivent des voies démocratiques, ils obtiendront des droits de manière plus rapide et durable. Mais des réactions radicales ne serviront qu’à légitimer les pratiques autoritaires du pouvoir. En définitive, ceux qui n’ont plus de moyens, ceux qui sont dans une impasse sont les dirigeants actuels. Ils tentent et retentent les mêmes choses, et n’ont plus de prise sur les évènements. Je pense que lutter dans un cadre légal et démocratique ne fera qu’accélérer la défaite d’Erdoğan. Mais si des réactions hors de ce cadre surviennent, son départ ne sera qu’un peu plus retardé. Bien sûr que cela est éprouvant : comment ne pas réagir face à la confiscation de la volonté populaire à travers ces révocations ? Mais il faut se dire qu’en définitive c’est le signe que les dirigeants sont incapables de résoudre les crises de gouvernance. Les circonstances sont donc encore plus favorables à l’élaboration d’une alternative politique.
Pour conclure, toutes les personnes qui me disent « Mais qu’est-ce donc cette question Kurde ? » je leur donnerai la réponse suivante : « Voilà ce qu’est la question Kurde ». Si l’Etat ne peut pas accepter que les Kurdes puissent voter pour avoir leur propre maire, ça pose une question, un problème. Et cette posture n’a servi à rien dans le passé, elle ne marchera pas non plus dans le futur. Je suis sûr que dans la « toute nouvelle Turquie » la question Kurde sera résolue, malgré les tentatives de cet ordre pour retarder cette échéance. Mais des réponses appropriées, élaborées avec sang-froid qui ont un soutien populaire règleront cette question de manière rapide et durable. C’est tout ce que j’avais à dire, bonne journée.