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Bekir Ağırdır : « En Turquie l’équilibre éléctoral 51-49 % va basculer en faveur de l’opposition »

Traduit et préparé par Jalal Haddad

Alors que la crise économique bat son plein, les élections municipales donnent de l’espoir aux oppositions. Le CHP (centre gauche) allié au Iyi parti (ultranationaliste) espère bénéficier du report des voix du Hdp (gauche, proche du mouvement kurde) qui ne présente pas de candidats à Ankara et Istanbul.

A Istanbul Ekrem İmamoğlu, jeune maire de Beylikdüzü offre un profil compatible avec l’électorat pieux. Menant une campagne calme, apparaissant toujours souriant et au milieu des gens, il est donné au coude à coude par les institut de sondages grâce à sa remontée spectaculaire des derniers mois. A Ankara, Mansur Yavaş semble encore mieux placé. Cet avocat, ancien du MHP (ultranationalistes alliés à l’Akp) est très populaire dans la capitale et a raté de justesse l’élection lors du dernier scrutin. L’opposition avait alors dénoncé des fraudes. Cette situation ne semble pas avoir échappé à Erdogan,qui allié au Mhp, mène campagne dans le pays en transformant ce qui est censé être une élection municipale en la « survie de la Turquie ». Tout en disant « ne plus faire confiance aux sondages » il a profité de l’ouverture précipitée d’une enquête sur un différend professionnel de Yavaş pour déclarer que ce dernier ne « pourrait pas diriger la ville à cause de sa malhonnêteté »

Avec un discours martial, Erdogan relie le CHP au terrorisme et menace les éventuels vainqueurs de poursuites judiciaires. C’est dans cette atmosphère tendue que les turcs sont appelés à se rendre aux urnes. Bekir Ağırdır, président de l’institut d’enquête Konda s’entretient avec Ruşen Çakır à propos de cette élection, mais également sur les blocages de la politique en Turquie.

Ruşen Çakır: Les électeurs ont-ils arrêté leur choix ? Habituellement c’est l’opposition qui parle tout le temps d’ « indécis » et qui tente de garder un espoir en soulignant cette catégorie d’électeurs, alors qu’aujourd’hui c’est plutôt du coté du pouvoir qu’on les mentionne.

Bekir Ağırdır: Oui il y a une catégorie d’indécis. Elle est composée de deux parties, une qui ne va effectivement pas aller voter car réellement indécise, et une autre qui ne veut pas répondre aux enquêtes d’intentions de votes pour X raisons. Une semaine avant l’élection il y a 15 % de personnes qui se déclarent indécises. Mais cette fois-ci, c’est le camp du pouvoir qui préfère souligner l’importance de cette catégorie. Lors du dernier entretien que j’avais eu avec toi en janvier, j’avais souligné que chaque parti politique avait des problèmes avec son propre socle électoral: Les pro Chp reprochaient à leur parti la désastreuse gestion de la soirée électorale du 24 Juin où le candidat avait disparu sans aucun message pour ses électeurs, les pro Akp étaient lassés des déboires économiques que traversent le pays et déçus que le nouveau système présidentiel ne résolve pas les problèmes rapidement comme promis, les pro-Mhp se demandaient « pourquoi soutenir autant Erdogan ? » , les pro Iyi parti s’interrogeaient sur le positionnement et l’identité de leur formation et les supporters du Hdp n’avaient aucun espoir quant à un éclaircissement de la situation.

Mais lorsque le pouvoir a commencé à faire campagne, les choses ont évolué : le ton employé, les arguments et le langage utilisés ont eu comme résultat de consolider les oppositions qui ont fait taire les querelles entre elles, chacun se rangeant derrière le candidat ou le parti le mieux placé face à l’Akp.

Donc le langage d’Erdogan a poussé les différentes oppositions à faire la paix ?


Oui, prenez par exemple un Kurde et un nationaliste turc, qui a priori ont tout pour être ennemis. Ils se retrouveront a minima dans le même camp durant les élections. Les oppositions ont pu résoudre leur problème avec leur socle électoral, ce qui n’est pas le cas du régime. C’est là où réside leur difficulté.

Et si le pouvoir avait choisi de ne pas transformer cette élection locale en une histoire de « survie » de la Turquie  en menant une campagne municipale normale, n’aurait-il pas pu profiter de la lassitude des électeurs de l’opposition et tabler sur une faible participation des deux cotés ?

Effectivement, la lassitude de l’opposition aurait joué, et la faible participation se serait sentie des deux cotés. Alors que maintenant, le camp de l’opposition est consolidé et motivé. Non pas parce que leur parti ou leur candidat leur donne de l’espoir, mais parce que le ton et les arguments du pouvoir les dérange énormément.

Donc on pourrait dire que c’est Erdogan qui pousse l’opposition à aller voter ?

Exactement. C’est un peu comme dans les concours de force ou il y’a des types musclés qui doivent pousser un camion. Là, ce camion a bougé. Non par la force de ceux qui poussent d’un coté, mais par la faiblesse de ceux qui poussent de l’autre coté. En conséquence il est probable que le faible équilibre en faveur du régime 51-49 % bascule en faveur de l’opposition.

Donc si j’ai bien compris, en voulant consolider sa propre base le régime a plutôt consolidé l’opposition et n’a pas réussi a résoudre le problème avec son électorat.

Oui, il a échoué.

Comment le sait-on ?

Primo on le comprend à travers les enquêtes d’opinion. Deuxio la caractéristique principale de la politique en Turquie consistant a voir s’affronter des identités culturelles polarisées  (ndt : laics, conservateurs, kurdes, nationalistes) perdure. Voilà pourquoi un régime qui est aux commandes des grandes municipalités depuis 25 ans et à l’échelon national depuis 16 ans continue. Personne ne se demande si le CHP va atteindre les 38 % par exemple, parce que ce carcan est là. Mais il y’a eu de nombreuses turbulences à cause de la grave crise économique du mois d’Aout,et avec les soubresauts de la politique interne, régionale, internationale, il est impossible que cela n’ait pas influé sur les électeurs. Les lignes de fractures économiques bougent, mais les carcans culturels perdurent. Donc ça ne concerne au final qu’un mouvement entre 3 et 5 points. Ce petit nombre peut paraître insignifiant mais un glissement de cet ordre peut avoir une grande conséquence : Pour la première fois depuis très longtemps, le pouvoir peut voir son camp passer de 51 % à 49 %.

Il se pourrait également que les deux camps ne dépassent pas 50 %.

Oui il y a beaucoup de chances que ça se passe comme ça. Donc pour reprendre mon image, le camion à bougé mais il n’est pas possible de dire qu’il avance vite. On ne parle pas de chiffres comme 40 ou 45 % mais d’un équilibre 51-49 %

Au 24 Juin il était de combien ?

52 % pour le pouvoir

(…)Une grande partie des municipalités est contrôlée par le camp du pouvoir, avec le Mhp qui dirige Adana, Mersin, l’Akp qui dirige Istanbul, Ankara, Balıkesir, Bursa, Antalya. L’on dit que cela peut changer.

Je ne peux pas parler de résultats ville par ville, nous n’avons pas fait d’enquêtes séparées. Il n’y a que les partis politiques qui peuvent financer et commander ce type de travaux, ce qui n’est pas mon cas. Mais toutes les villes que tu as cité ont un point commun : Je parle souvent des « 3  Turquies ». En gros il y’a une Turquie urbaine, occidentalisée avec un mode de vie séculaire, ayant sa propre dynamique économique et dont les attentes de l’État tournent autour de la justice, la liberté, l’éducation.  La deuxième Turquie est surtout dans le centre anatolien et la mer noire. Plutôt conservatrice, cette deuxième Turquie n’a pas accomplie sa transition urbaine et ne dispose pas de dynamique économique propre à elle. Elle a besoin que l’État investisse dans des routes, des hôpitaux, des barrages et a plus besoin de développement que de modernisation. Et il y’a enfin les compatriotes kurdes qui composent la troisième Turquie.

Toutes les villes dont tu parles sont dans la première Turquie. Elles sont urbanisées, avec un mode de vie assez séculier, mais recevant une émigration des régions pauvres avec des anatoliens conservateurs et des kurdes. Mais en même temps, il y existe une forte proportion de cols-bleus en raison du niveau d’industrialisation. Ces personnes sont en premières lignes des turbulences économiques, elles les ressentent immédiatement contrairement aux zones reculées. C’est là où le camp du pouvoir et celui de l’opposition risquent de changer de place. Mais je ne sais pas dans quel région en particulier.

« Même si le passage d’un camp à un autre est très bas, de changements importants risquent de survenir. »

Ces régions sont également les locomotives de la Turquie. L’Akp et le Mhp s’y sont développés comme par exemple dans la région égéenne intérieure ou dans le sud. Mais un recul est..

…Oui mais dans ces régions, le Mhp s’est scindé en deux. Les nationalistes de la première Turquie, plus séculiers, ont préféré le Iyi parti alors que les nationalistes de la deuxième Turquie sont restés avec le Mhp. (…)

Si ces villes de l’ouest sont gagnées par l’opposition nous aurons cette fois-ci la théorie des « deux Turquies » avec d’un côté les villes des régions reculées sous le contrôle du Mhp et de l’Akp et de l’autre côté les villes moteur dirigées par l’opposition. Ça risque de mener la polarisation vers une inconnue.

Oui il y’a cette possibilité. Mais il faut faire attention, si les mairies peuvent basculer ça ne signifie pas que les supporters de l’Akp et du Mhp vont passer à l’opposition. L’un des autres enseignements de cette élection est que l’on ne passe pas du camp de « pro-régime » à celui de l’opposition. Ceux là regardent la situation économique, les politiques menées ces dernières années et émettent des protestations sourdes. Mais ils ne franchissent pas l’étape de passer dans l’opposition.  

Ils ne vont pas voter

Oui, ils protestent sourdement, ils critiquent mais ils ont du mal a passer dans l’opposition. Si le camp du pouvoir observe une baisse de ses résultats, ces pertes ne passeront pas dans le camp de l’opposition, mais dans l’abstention.

Donc comme tu l’avais dit il y’a quelques mois : Une abstention élevée ne sera pas bonne pour le pouvoir.

Exactement. (…) On risque d’avoir une soirée décisive en terme de changement d’équilibres. Même si le passage d’un camp à un autre est très bas, de changements importants risquent de survenir. De même, le poids du Mhp dans le camp du pouvoir et de l’Iyi parti dans le camp de l’opposition sera scruté de près.

Le pouvoir a une mainmise totale sur les médias. Les institut d’enquêtes ont énormément de problèmes. Du coup, pour faire des pronostics, je préfère observer les acteurs du pouvoir. Par exemple, Erdogan comme Bahçeli (…) lorsqu’ils menacent de retirer la mandature en cas d’élection du candidat Chp à Ankara n’utilisent pas le conditionnel : ils parlent comme si son élection avait été actée.

On l’a souvent répété ici (…) Qu’il soit kurde ou turc, homme ou femme, instruit ou pas, quelque soit sa catégorie démographique, sociologique, culturelle, ce qui structure l’espoir de tout type de citoyen, c’est l’économie avant tout. Ce calcul rationnel se fait sur notre situation (…) et il est commun à tous. Après, chacun voit ses angoisses en fonction de son identité culturelle. Les religieux se disent « la religion se perd, les jeunes s’en détournent », les nationalistes se disent « les traditions s’effritent, on veut dépecer la Turquie », nous on dit « nos libertés disparaissent, le pouvoir nous étouffe ». Nos émotions sont liées à cette identité. Mais lorsqu’on règle nos courses au supermarché on se rend bien compte qu’il y a un problème que le pouvoir tente de réduire au silence en manipulant nos émotions. Le ton de la campagne, les arguments parfois exagérés qui poussent à avoir peur n’ont pas été contrebalancés par des espoirs. Quand aux peurs que l’on a suscité en parlant de la Syrie,des fusées S-400, des problèmes régionaux, les citoyens sont conscients que la responsabilité incombe aussi aux dirigeants. Ils ne sont pas si bêtes.

En fait personne ne le souligne- et c’est l’une des grandes erreurs du pouvoir : La Turquie est désormais un pays urbanisé où ce n’est que 7 % de la population qui vit dans la campagne, où plus de 50 % vivent dans 11 métropoles. 72 % ont un smartphone, 75 % ont un accès à internet. Donc vous avez beau contrôler les médias traditionnels, ce n’est plus aussi important. On vit une époque ou l’information, la connaissance, l’expérience tend à s’anonymiser. La conséquence c’est par exemple que les gens voient bien par eux-mêmes les conséquences du choix des fusées S-400. D’un coté vous parlez de la « survie », de l’autre côté il n y a pas eu d’attaques terroristes depuis 3 ans, et là vous dites « si je ne suis pas réélu, le premier avril les terroristes reviendront »

Ce numéro de la peur ne marche pas tout le temps. Ça a marché une fois entre le 7 juin et le 1er novembre, puis pour le référendum, en faisant passer un système soutenu par 35 % de la population à 52 % . Mais pour la troisième fois, ça bloque. Il fallait rajouter une autre trame, mais le pouvoir est essoufflé. Tout le monde est fatigué, ça fait 6 fois en 5 ans qu’on se dirige aux urnes, et là on en est à la 7eme fois. On  a l’impression que rien ne peut changer, que la machine est bloquée, à 51-49 %.  (…) Même si les supporters d’Erdogan ne franchissent pas le rubicon en votant pour l’opposition, ils risquent de ne pas se déplacer le jour de l’élection.

Le discours de « Survie de la Turquie » ne leur paraissent pas crédible

Ils veulent montrer leur désaccord en n’allant pas aux urnes. On verra les répercussions que ça aura localement à Ankara, Istanbul etc. Peut être qu’il n’y en aura pas. En revanche il est très probable que l’équilibre général 51-49 % bascule en faveur de l’opposition. (…) L’idée de « stopper le camp du pouvoir » est désormais consolidée. Qu’il soit kurde, ou pro iyi parti, nationaliste ou social-démocrate, critique du Chp ou pas, toutes ces personnes se rangent désormais contre le pouvoir. Mais un électeur de l’Akp ou du Mhp, surtout celui de l’Akp n’est toujours pas consolidé derrière son parti. Il ne se dit plus que « ces problèmes là seront réglés ». Les propos bisounours qu’il y a sur leurs affiches ont un coté post-truth. Tu as des slogans bisounours sur les affiches et des propos belliqueux dans les meetings.

Concernant le Chp et ses candidats, on pourra au moins dire qu’ils ont fait un sans faute. Cette  réussite est surtout le fait d’Erdogan. Mansur Yavas et Ekrem Imamoglu se sont contentés de garder leur sang-froid, et le reste est venu tout seul.

Il faut aussi souligner ici le choix du Hdp de ne pas présenter de candidats dans les grandes villes. Ça change beaucoup de choses ça, non ?

Bien sûr. Au mois de janvier, avant le début de la campagne, 7 ou 8 kurdes sur 10 votaient pour le camp de l’opposition. Mais depuis deux mois, avec tout ce que Devlet Bahçeli et Tayyip Erdogan ont dit, ça sera 10 kurdes sur 10 de la première Turquie qui iront voter pour les candidats de l’opposition qu’il soient Chp ou les nationalistes de Iyi parti. Non pas parce qu’ils les soutiennent, mais pour marquer leur opposition.

Binali Yildirim a récemment déclaré à la TV « le Hdp ne présente personne à Istanbul, je suis également candidat aux suffrages des électeurs du Hdp ». L’imaginer peut paraître bizarre, mais si Erdogan avait adopté un ton conciliant similaire en début de campagne et avait dit « Puisque le Hdp ne participe pas aux élections, si ses supporters votent pour nous ça serait peut-être plus constructif », ces électeurs kurdes…

…bien sûr ça aurait changé ! Mais l’Akp aurait-il pu faire ça ? Le choix qu’il a fait depuis 3 ans déjà de s’allier au Mhp (…) a des avantages mais aussi des inconvénients. Dans cette élection ils n’ont pour l’instant pas encore obtenu les avantages. D’ailleurs les supporters du Mhp ne sont pas tous d’accord avec le choix stratégique de leur parti, tout en continuant de se définir comme nationaliste. (…) ces personnes là ne vont pas tous voter en bloc pour le candidat du camp du pouvoir. Si les électeurs de l’opposition ont consolidé leur intentions, on ne peut pas dire la même chose pour ceux du Mhp.

« Une réussite éventuelle de l’opposition ne serait pas imputable à la performance de ses candidats mais au sentiment anti-Erdogan. »

Lors du meeting du pouvoir à Istanbul, nous avons aperçu Tansu Çiller et Mehmet Agar (NDT : Ex premier ministre et ex ministre de l’intérieur, accusés d’avoir mené une « guerre sale » dans les années 90). Ça montre peut être aussi que cette coalition n’est pas une simple coalition Akp-Mhp mais quelque chose de plus profond.

Oui ça apparaît clairement. Ce n’est pas qu’une stratégie de Bahçeli ou du Mhp, mais aussi représentatif d’une certaine mentalité. Parce qu’il y’a des impensés. Aujourd’hui on est focalisé sur les municipales donc on n’en parle pas mais on est tout de même passé à un système « présidentiel ». Mais on se rend compte aujourd’hui que ce système n’a pas eu au préalable une réflexion sur son architecture, sa structure. On avance à l’aveugle, et chaque détail oublié nécessite de nouvelles règles qui peuvent changer du jour au lendemain. Il en découle de nombreux risques. On peut se demander « Le mécanisme de l’État a t-il pris des mesures contre ces risques ? ». Vu la perte de qualité de vie qu’on subit dans tout les domaines, qu’il s’agisse de la police municipale ou du prix des horodateurs, où qu’on regarde on ne peut que constater qu’il y a un problème.

Parce que l’État ne fonctionne plus. Ce n’est pas un commentaire politique que je fait mais une constatation quasi technique. Techniquement, la nouvelle organisation de l’État n ‘est pas achevée et se dessine au jour le jour, avec de nombreux tâtonnements.  Les bureaucrates ne disposent pas d’une feuille de route, ils se contentent de regarder vers le palais présidentiel et son allié pour agir. Et si l’opposition a du mal a dénoncer cet état de fait, c’est parce qu’elle non plus ne dispose pas d’une architecture, d’une référence.

On a d’un coté une crise de gouvernance et d’un autre côté des soucis à l’international. En plus de ça on traverse une crise économique. Expliquer tout cela par l’intervention de « manipulateurs extérieurs » aurait été trop beau, mais non. Et pendant ce temps là la société traverse une crise de masse, avec une polarisation massive qui nous dévaste. On ne se parle plus, ne s’écoute plus, on ne tisse plus de relations entre nous et on perd notre croyance en un État de Droit. Et bien plus grave encore, on a perdu tout désir d’avenir en commun. (…)

On le constate avec nos enquête : Même si l’équilibre 51-49 % change en faveur de l’opposition, si l’Akp perd des voix, en réalité le Chp en perd aussi. Une réussite éventuelle de l’opposition ne serait pas imputable à la performance de ses candidats mais au sentiment anti-Erdogan.

Donc ils voteront malgré le Chp.

Exactement. Une crise politique nous attend. Une partie des personnes inquiètes vont aller voter pour signifier leur inquiétude et une autre partie va s’abstenir pour faire la même chose.

Le pouvoir fait déjà référence à la crise politique à venir. Ils sous-entendent qu’ils n’accepteront pas forcément cette situation, non seulement pour Ankara mais également pour d’autres candidats. Des fiches de renseignements sur des personnes sont diffusées et ils disent ouvertement « ces personnes ne pourront pas exercer leur mandat en cas d’élection ». La Turquie va  être mouvementée jusqu’au 31 mars, mais aussi après.

Oui. En tant qu’acteur dominant de la vie politique, les regards se tourneront vers les déclarations du président Recep Tayyip Erdogan au matin du 1er avril pour savoir ce qu’il va se passer.

Mais en cas d’échec du pouvoir, je trouve personnellement le débat « vont ils les laisser diriger » assez inutile, je ne pense pas qu’ils feront ça. Si on en est rendu là..

Déjà qu’il est difficile de parler de démocratie dans ce pays, l’élection était la seule institution qui nous permettait de nous imaginer en démocratie. Avec le rétrécissement progressif de l’espace de débat démocratique depuis 2 ans, le mouvement associatif réduit au silence, les universités neutralisées, les académiciens emprisonnés, il ne nous restait plus que les élections ! Avant c’était l’opposition qui mettait en doute les résultats, on en débattait et le pouvoir continuait. Si aujourd’hui c’est le pouvoir qui le remet en cause je ne veux même pas imaginer ce qui se passerait .

Voilà pourquoi je préfère garder mon sang-froid et continuer de penser que l’élection restera notre unique option. (…)

D’après tout ce que tu me dis là on peut en déduire que finalement les choses ne vont pas bien pour le pouvoir.

Oui c’est ce qu’on voit.

Mais on sait aussi que Erdogan est depuis ses jeunes années au Refah (NDT : prédécesseur de l’Akp)  un fin stratège électoral, qu’il aborde ces questions avec un professionnalisme . (…) Tout ce que tu nous a raconté, les hésitations des électeurs, et tous les problèmes qui en découlent, il le sait aussi non ? Pourquoi n’arrive t-il pas a redresser la barre ? Pour résumer : La mort du communicant Erol Olçok (NDT : décédé lors de la tentative du coup d’État du 15 Juillet) a t-elle tout changé ? Sa campagne,  ses stratégies électorales reposaient entièrement sur Erol Olçok ?

Il est impossible de ne pas voir ce qu’Erol Olçok apportait. D’après ce que je sais, c’était quelqu’un qui pouvait parler face à face avec Recep Tayyip Erdogan de manière franche. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, dans l’entourage du président il existe des conseillers pouvant lui communiquer la totalité des information en toute franchise. Mais bon, ce ne sont que des suppositions.

Mais ce que j’observe de l’extérieur est que l’Akp reposait sur deux piliers, et qu’ils sont aujourd’hui brisés. Le premier de ces piliers était sa structure organisationnelle. Implantée dans les quartiers, l’Akp était le résultat de ce réseau né dans la société industrialisée et moderne des années 80. Grace à son réseau organisationnel, le parti tenait le pouls de la rue et était au courant de la demande populaire. Il constituait en quelque sorte les terminaisons nerveuses de cet organisme.  Mais les dégats de la lutte gülen-erdogan a entamé sa robustesse, la longue période de pouvoir, la pratique personnelle du pouvoir du président, l’arrivée d’opportunistes a fait que le mécanisme décisionnel ascendant a été substitué par une pratique verticale du pouvoir. La machine si bien huilée ne fonctionne plus aujourd’hui, c’est ce qu’on constate dans la rue.

Le deuxième de ces piliers est la direction des municipalités. Depuis 25 ans l’Akp a développé bon an mal an des mesures qui reposaient sur une politique sociale et des solutions concrètes pour les administrés. Mais ce système a été bouleversé par le pouvoir centralisateur et arbitraire. Le maire d’une localité ou d’une ville ne se base plus sur les dynamiques locales mais cherche avant tout à plaire à sa hiérarchie partisane. Ces deux piliers sont donc brisés.

Et une dernière chose (qu’un jour l’Akp comprendra aussi) : a tant vouloir dominer les médias, avec des éditorialistes aussi partiaux, des armées de troll aussi engagés, ces derniers perdent leur capacité d’influence, leur statut de prescripteurs pour ne devenir que des caricatures.

Nous avons eu un bel exemple avec Ekrem İmamoğlu  (NDT : Le candidat Chp ayant été invité par une chaîne pro Akp a répondre aux questions est apparu comme victime d’un journaliste extrêmement agressif)

Il est impossible avec ces  personnages caricaturaux de pouvoir faire évoluer des opinions, de diriger ou même de manipuler. Je ne sais pas grand-chose sur les réelles qualités de leur candidats, mais lorsqu’on voit les personnes qui apparaissent le plus dans les médias, on est en présence d’une armée de caricatures. Flanqué de ces personnages, l’Akp ne pourra pas susciter de nouveaux espoirs. (…)

« Aujourd’hui, les militants prennent au lieu de donner. »

Il y a aussi ce fait que je souligne souvent : J’observe une différence notable entre le Refah et l’Akp dans le domaine de l’engagement que ce soit à l’échelon local ou national. Les militants du Refah étaient à titre individuel des personnes qui étaient engagés, qui n’hésitaient pas à donner pour la cause. Aujourd’hui, les militants prennent au lieu de donner. Avant, ils se cotisaient pour louer des bus, faire les réunions publiques. Aujourd’hui ce sont des hommes d’affaires qui payent les bus et les casse-croute. Le sujet de discussion devient « le casse-croute était meilleur la dernière fois ». Ceux qui avant payaient de leur poche pour réaliser les activités politiques sont aujourd’hui des personnes qui tentent d’en tirer profit.

Oui j’observe aussi ce décalage. Entre les publicités très rassembleuses et radieuses et le ton employé lors des discours, c’est un autre monde. Au moins du temps d’Erol Kolçak il y avait un une unité du message. Là, la personne regarde la publicité puis écoute le discours et se dit « ça n’a aucun rapport avec la publicité bisounours que je viens de voir ». (…)

L’une des plus grandes difficulté que rencontre l’Akp dans cette élection est sa perte d’authenticité, de sincerité, de crédibilité. d’un coté des publicités qui disent « Istanbul est mon amour » et de l’autre une personne qui crie « si cette personne est élue on ne la laissera pas gouverner ». Et après quand ces personnes vont faire leur courses et voient les prix s’envoler. Les cols bleus se demandent tous les soirs si ils vont se faire licencier le lendemain. Donc entre ce que les gens vivent et ce qu’ils voient dans la campagne éléctorale, l’écart est trop grand. Même si ils ne vont pas exprimer leur mécontentement en votant pour l’opposition, ils s’abstiendront.

Il y’a aussi un grand changement dans le rapport que les candidats de l’Akp entretiennent avec la population non ? Ekrem İmamoğlu me rappelle les candidats du Refah, il est toujours avec les gens, il a un réel contact parfois physique. Alors que ceux de l’Akp viennent toujours avec leur armée de gardes du corps, dans des cérémonies protocolaires très lourdes. Je me rappelle des débuts de Tayyip Erdogan qui allait partout, y compris dans les restaurants ou l’on consommait de l’alcool. Là, ils sont entourés de gardes du corps. Il y a un sentiment d’éloignement du peuple.

Voilà pourquoi je dis que les résultats à venir ne seront pas imputables à la bonne performance de l’opposition. (…) Si les candidats du Chp, du Hdp, du Iyi pensent que leurs bons résultats éventuels sont dus à leur bonne performance, et qu’ils ne se remettent pas en cause, on continuera dans quelques années de reparler encore et toujours des mêmes chose sans avoir pu avancer.

Donc on en revient à ce que tu avais dit lors de ta dernière émission : Le pouvoir risque de vivre un échec, mais cela ne voudra pas forcément signifier une victoire de l’opposition. Ce qui nous conduit à la question du nouveau parti qui risque d’émerger du sein de l’Akp. Si le pouvoir échoue, penses-tu que les personnes qui attendent leur tour sortiront du bois au matin du 1er avril ?

Ils peuvent le faire et créer leur parti. Mais je ne suis pas sûr du résultat. Après avoir été aux côtés d’Erdogan durant 16 ans sans émettre publiquement aucune critique, il se pourrait qu’ils soient perçus comme des opportunistes qui ont attendu une sortie de route de l’Akp pour se lancer. Qui que ce soit penserait ça.

(…)

Dans le cas d’une éventuelle victoire de l’opposition, pourrait-on dire « celui qui remporte Istanbul sera le nouveau leader de la Turquie » comme on le disait avant ? Ekrem İmamoğlu peut-il connaître ce destin ?

Théoriquement, oui. J’observe que les entourages de ces candidats ont tous le rêve de construire une carrière nationale en commençant par les mairies. Mais tous ne réussissent pas. Mais les problèmes de la Turquie sont tellement complexes que ce n’est pas des mesures prises à l’échelon de la mairie qui peuvent porter un projet d’envergure. Nous avons tous besoin d’un horizon qui doit être tracé. Mais pour l’instant c’est surtout un jeu de chaises musicales qui se déroule. (…)

Le Chp présente Ekrem İmamoğlu (Istanbul), Mansur Yavaş (Ankara) et Tunç Soyer (Izmir). Ces trois profils sont très éloignés les uns des autres. Je connais Tunç, son frère est un ami. Yavaş aussi ainsi que Imamoglu me sont connus. Leur profils, leur postures sont différentes et ils représentent chacun des traditions politiques spécifiques. Mais les trois se présentent au nom du Chp pour remporter les trois grandes villes. Peut-on espérer quelque chose de la synergie des trois en cas d’élection ?

Il faudrait d’abord pour cela qu’ils écrivent l’histoire de leur propre réussite, en offrant une perspective dans leur ville. C’est en s’appuyant sur cette histoire qu’ils pourront se présenter face à la nation. Le public est impatient, il veut qu’un nouveau parti apparaisse et règle les problèmes. Non ! Ceux qui se préoccupent du devenir de la Turquie doivent d’abord réfléchir aux problèmes avec sang-froid. Ils doivent se préparer a épurer leur mentalité des préjugés. Mais personne ne semble être disposé à ça  (…)

Aujourd’hui, quelque soit le prisme a travers lequel on regarde, la Turquie est l’un des rares pays a être une société industrielle et une société de l’information en même temps. L’attentat en Nouvelle Zélande nous a montré qu’il y a une tension, un nouvel équilibre (quelque soit la manière dont on nomme cela) entre le monde chrétien et musulman. La Turquie est en plein milieu . Il y a une guerre économique entre la Chine et l’Occident, la Turquie est en plein milieu. Il y a une recherche d’un nouvel équilibre politique entre la Russie et l’Occident, la Turquie est en plein milieu. Des problèmes aussi complexes ne peuvent pas être abordés avec des slogans bisounours. (…)

« on vit peut-être une élection qui verra un basculement important  mais qui ne conduira pas forcément à une résolution des problèmes »

Bekir Ağırdır (á gauche) et Ruşen Çakır

Donc d’après ce que je comprend de tes propos, on vit peut-être une élection qui verra un basculement important  mais qui ne conduira pas forcément à un début de résolution des problèmes de la Turquie. Au contraire, ça pourrait entraîner les gens à des conclusions hâtives vers de fausses réponses, ce qui aggraverait les problèmes.

Exactement. Notre rôle est d’abord de s’approprier le Politique au sens large du terme dans notre propre environnement, d’accumuler les réussites avant de se tourner ver la nation pour lui proposer un horizon. Sans soutien populaire, il n’y aura pas d’issue. Comme le disait feu Hrant Dink « Notre pays a des problèmes et est plongé dans les ténèbres, mais notre tâche est de l’éclairer ».

En conséquence on ne s’en sortira qu’en arrêtant d’espérer quelque chose de la crise économique, des acteurs internationaux, des acteurs qui n’ont rien a faire là, ou des acteurs artificiels. On doit reconstruire la vie. Murat Mentes parle des « espoirs artificiels qui créent des désastres réels », et je trouve que ça décrit bien notre réalité actuelle. On est coincé entre ces espoirs artificiels et ces désastres réels. On a besoin de construire de réels espoirs.

Mais cette reconstruction nécessite des bases solides dont l’État de Droit. Mais le problème par exemple : imaginons qu’une association civile se retrousse les manches pour plus de justice, elle aura face à elle l’État. En Turquie, celui qui essaye d’améliorer les choses trouve l’État en face de lui. Plutôt que d’avoir un système judiciaire qui punit les mauvais, le notre empêche les bons de se renforcer et cet obstacle…

… oui, mais on n’en n’est pas arrivé là du jour au lendemain. Et on n’en sortira pas non plus en un claquement de doigts. La tâche s’annonce longue et dure.

Bon, j’ai donc joué au pessimiste et toi à l’optimiste

Oui je suis toujours optimiste

Moi aussi je suis optimiste

Parce que je pense que ce pays mérite mieux, et je pense qu’ils iront ce dimanche voter en leur âme et conscience. (…) Le choix qui émergera des urnes nous éclairera sur la série de souhaits des électeurs. Le point de départ sera de faire confiance en l’avenir de ce pays.

Tu as raison, on doit faire confiance à l’expression populaire et ne jamais perdre espoir, quelque soit les évènements traversés.

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